En ouvrant le Coran…
quelques clés de lecture
Sans avoir lu elle-même le Coran, toute personne n’a pas manqué, un jour, au travers d’un article de journal ou d’un débat télévisé, de se trouver confrontée à l’un de ses versets. La présence croissante de l’islam dans le débat public après le 11 septembre 2001 et, en France, en conséquence d’enjeux de politique interne, confronte les néophytes à d’abondantes citations de versets dans les médias. Leur traduction n’est pas toujours précise – et parfois franchement déformée -, mais qui plus est, ces versets sont le plus souvent cités de façon séparée, sans être mis en parallèle avec d’autres versets, et souvent dans le but non pas de présenter le Coran, mais de l’utiliser pour condamner l’islam et justifier une politique précise à son égard. On fait donc beaucoup parler le Coran en lui faisait dire ce que l’on a décidé de lui faire dire – un tel procédé risquant fort d’aboutir à lui faire dire ce qu’il ne dit pas.
Le Coran est alors utilisé a posteriori, à la suite d’une décision intellectuelle ou psychologique : par les médias, en vue de confirmer certains préjugés – que l’islam est violent, opprime la femme, etc. – mais aussi par les musulmans eux-mêmes, pour justifier une idéologie d’intolérance ou au contraire de respect où l’on insiste sur la compatibilité de l’islam avec la démocratie, l’individualisme, la laïcité, etc. Dans tous les cas, le procédé est le même : on part d’une idée préconçue pour faire ensuite une lecture sélective ne retenant que le verset ou la partie de verset qui viendrait confirmer une telle idée. Répétées en boucle, ces idées contribuent à la création d’une pensée et d’un inconscient collectifs au sujet du Coran et de l’islam.
Si le Coran se veut un livre de guidance, il prévient lui-même que la lecture qui pourra en être faite en égarera beaucoup : « Nombreux sont ceux qu’Il égare et nombreux sont ceux qu’Il guide » [1] (Al-Baqara (La vache) ; 2:26). Face à ce constat, un « mode d’emploi » [2] général de lecture y est donné : « Voici un Livre béni : Nous l’avons fait descendre sur toi afin que les hommes méditent ses versets, et que réfléchissent ceux qui sont doués d’intelligence.« (Sâd ; 38:22) [3] ; « Très certainement Nous avons exposé [tout ceci] dans ce Coran afin que [les gens] réfléchissent. » (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:41). Le Coran n’invite pas ses lecteurs à le lire comme on lirait une simple histoire, mais à réfléchir et méditer sur ses versets – réflexion sur leurs mots et significations, mais aussi sur le rapport entre les versets, la portée de leurs récits…
Cet article a pour but de mettre en relief certaines caractéristiques à la fois du Coran et de la pensée qui pourront permettre à la réflexion de s’exercer sur un terrain plus clair. Toute réflexion féconde s’accompagne de conditions, l’une d’entre elles étant de prendre conscience des préjugés que nous avons au sujet de l’objet de notre réflexion. L’esprit humain a naturellement tendance à appréhender les choses au travers des propres catégories de son esprit et l’idée qu’il s’en est préalablement faite plus ou moins consciemment. Il échoue alors à saisir la spécificité de l’objet et ne fait qu’épaissir la couche de ses propres préjugés. Une réflexion sur le Coran implique donc préalablement de rendre capable de laisser l’objet se présenter lui-même sans l’avoir auparavant chargé de mille projections, et de saisir sa nature spécifique. [4] Pour les lecteurs non arabophones, il nécessite parallèlement une prise de conscience de certaines difficultés de compréhension issues à la fois de la langue, de la culture, de l’histoire, et de sa propre psychologie.
Le but de cet article n’est pas d’arriver à la conclusion selon laquelle il faudrait avoir lu des dizaines de volumes de commentaires et connaître parfaitement l’arabe avant d’ouvrir le Coran, mais plutôt d’attirer l’attention, sur la base d’une phénoménologie à la fois du Livre et du lecteur, sur leur spécificité respective afin de réduire certaines distances et « miroirs déformants » entre le sujet et son objet.
Le Coran comme « rappel »
Le Coran se présente avant tout lui-même comme un rappel. Rappel, tout d’abord, du message délivré par l’ensemble des prophètes ayant précédé le prophète Mohammad. [5] Ce rappel est fondé sur l’invitation à n’adorer qu’un Dieu unique : « Aussi bien avons-Nous mandé à chaque nation un envoyé : « Adorez Dieu, éloignez vous de l’idole. » (sourate Al-Nahl (Les abeilles) ; 16:36) et, en conséquence, à vivre sa foi dans le cadre d’une religion : « Il vous a légiféré en matière de religion, ce qu’Il avait enjoint à Noé, ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus : « établissez la religion ; et n’en faites pas un sujet de division ». » (sourate Al-Shûrâ (La consultation) ; 42:13).
S’il est un rappel des révélations précédentes, le Coran est avant tout un rappel adressé à chaque personne : rappel de son origine, de sa vérité profonde, et de ce à quoi elle est destinée : « Et certes Nous avons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle : y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? » (Al-Qamar (La lune) ; 54:17 [6]). Le lecteur ne doit donc pas d’abord rechercher dans le Coran d’obscurs mystères ésotériques, mais avant tout un rappel du sens de la création et de sa propre existence – ce rappel menant l’homme à une véritable connaissance de lui-même, connaissance inséparable de celle de Dieu qui l’a façonné à Son image [7] et en lui insufflant « son esprit ». [8] Ouvrir le Coran implique donc d’avoir à l’esprit cette dimension du « ressouvenir » et de la connaissance de soi qu’il vise à produire chez le lecteur.
L’universalité du Coran
Le Coran n’est donc ni un roman, ni un livre d’histoire, ni un ouvrage scientifique, ni un « mélange de genres », mais un livre à la vocation universelle dont le but est de guider l’homme quelle que soit l’époque à laquelle il vit et la culture à laquelle il appartient. A cette aune, l’ensemble de son contenu, y compris les histoires des prophètes et les événements passés qui y sont rapportés contiennent un message qui s’adresse à chacun.
Un verset au sujet de la rencontre entre Moïse et Pharaon ne doit pas être perçu comme un fait du passé n’ayant rien à voir avec le présent, mais doit conduire son lecteur à se demander : que veut-on me dire personnellement à moi, aujourd’hui, au travers de cette histoire ? Lire le Coran implique donc d’avoir un état d’esprit universalisant.
Les événements passés qui y sont rapportés ne doivent donc pas être circonscrits à une époque et une culture particulières – par exemple La Mecque et Médine du VIe siècle -, mais être considérés comme autant d’occasions d’enseigner des principes spirituels et d’éduquer l’homme. Le verset enjoignant les croyants à ne pas s’adresser au Prophète en haussant la voix invite l’ensemble des croyants à se parler de façon douce et respectueuse [9], l’enseignement de Luqmân à son fils l’incitant à respecter ses parents s’adressent à l’ensemble des croyants [10], tandis que l’histoire de Moïse et de Khezr invite chaque croyant à faire preuve d’humilité face à la sagesse cachée des plans et décrets divins. [11] L’ensemble des récits du Coran sont les supports d’un enseignement à la portée universelle dans le but d’une réforme de soi. Pour cette raison, « il faut lire ce texte, non pas comme un livre d’histoires dans lequel on chercherait la trace d’événements du passé, mais comme un livre d’humanité dans lequel l’histoire elle-même n’a de valeur que dans la mesure où elle permet de former l’homme d’aujourd’hui et de demain. » [12]
Dans ce sens, le récit de la rencontre entre Moïse et Pharaon vient nous enseigner qu’il faut accepter le message des prophètes, que les injustes connaissent une fin funeste, etc. A un niveau de lecture plus profond, Moïse et Pharaon symbolisent deux dimensions présentes en nous : l’une qui tend vers la foi et la soumission à Dieu, l’autre vers la rébellion et l’arrogance. Pharaon n’est que l’incarnation de la voix de notre âme qui nous incite à rejeter la croyance en ce qui n’est pas visible et à nous croire auto-suffisant. Les divers personnages de ces récits incarnent les complexités de l’âme humaine et participent à ce « rappel » passant à la fois par la connaissance et l’éducation de soi.
Lire le Coran ne nécessite pas de connaître en détail l’histoire religieuse et les circonstances de révélation des différents versets, mais de réfléchir en quoi chacun des versets nous concerne aujourd’hui. En s’efforçant d’extraire les vérités intemporelles des événements particuliers, le lecteur saisira le sens profond du Coran et le lira, comme le recommandait le théosophe Sohrawardi, comme s’il n’avait été révélé que pour lui-même.
Associations d’idées, culture et sens des mots
Néanmoins, tout lecteur non arabophone souhaitant lire le Coran doit passer par une traduction. [13] Outre les problématiques particulières liées à la traduction d’un texte sacré en général, et du Coran en particulier [14] – dont la langue arabe et la rhétorique fait partie intégrante du sens et de la puissance du message -, les mots dont le traducteur se sert pour traduire dans une autre langue ne sont pas « neutres » mais au contraire chargés d’un passé et de connotations particulières propres à chaque culture. Ils éveillent dans la conscience du peuple qui les utilisent une multiplicité de significations liées à son histoire ayant façonné ces représentations collectives. Le passé religieux d’une nation pourra ainsi avoir une influence sur la façon de penser et d’appréhender l’idée de religion. En traduisant le mot arabe dîn par « religion », le sens sera transmis, mais dans l’esprit d’un Français [15], ce mot pourra éveiller tout un ensemble de représentations : un prêtre, une église, une icône, une croix… mais aussi peut être l’inquisition, des persécutions, un contrôle des consciences… alors que des représentations totalement distinctes viendront à l’esprit d’un musulman ou d’un bouddhiste lorsque l’on traduira ce même mot dans leur langue.
Il n’est pas ici question de défendre l’idée d’un relativisme linguistique sur la base duquel chaque mot prendrait un sens différent dans chaque culture, ce qui rendrait toute communication impossible, mais plutôt de souligner l’existence de certaines connotations et associations d’idéesqui font automatiquement naître un mot dans l’esprit d’une personne lorsqu’on le prononce et qui constituent un filtre à travers lequel elle comprendra cette idée. Une lecture du Coran doit donc s’accompagner d’une prise de conscience de l’existence de ces faisceaux de représentations – positives ou négatives – issues de l’inconscient collectif, des médias, ou d’un vécu personnel à propos de l’islam qui habitent son esprit et sont susceptibles de biaiser sa réflexion.
Prenons le mot arabe kâfir, qui revient régulièrement dans le Coran et est souvent traduit par le terme « infidèle » ou « mécréant » : pour un Français, ces termes auront tendance à susciter en lui des représentations très chargées négativement telle que l’inquisition, l’apostasie, la torture, etc., autant de représentations issues de sa propre histoire, celle de la chrétienté médiévale, qui a contribué à charger certaines expressions religieuses de connotations qu’elles n’ont pas dans un autre contexte. S’il n’a pas conscience de ces préjugés, ces mots auront tendance à produire un sentiment de rejet chez le lecteur et à « étouffer » le concept sous un ensemble de significations qui n’ont rien à voir avec l’idée originelle qu’il souhaite transmettre et son sens précis dans le texte coranique. Si le terme de mécréant évoque des événements à connotation politique etextérieure dans une conscience occidentale, il exprime dans le Coran un état psychologique intérieur : le terme de kâfir désigne originellement les agriculteurs qui sèment la semence dans la terre. Par extension, kâfir fait référence à toute personne qui enfouit la semence de la foi et refuse de reconnaître la vérité et l’essence réelle de son propre être. C’est donc avant tout une affaire entre l’homme et lui-même.
Cette idée ne peut se comprendre que si elle est mise en rapport avec l’anthropologie coranique selon laquelle dans la prééternité, Dieu s’est révélé à l’homme comme étant son Créateur, imprimant ainsi la foi dans sa nature originelle : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons…” – afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : “Vraiment, nous n’y avons pas fait attention”. » (Al-A’raf ; 7:172).
Selon le Coran, l’homme porte en lui « l’esprit de Dieu » [16] et sait en son être le plus intime qu’il est lié à un Créateur. Sur cette base, être kâfir désigne non pas un anathème dogmatique disqualifiant quelqu’un sur le plan religieux et social, mais la réalité intime et psychologique de tout être qui « se voile la face » et refuse de reconnaître la vérité qu’il détient en lui.
De même, le terme de fisq, souvent traduit en français par « perversité », et fâsiq par « pervers », éveille tout un lot d’idées négatives dans l’esprit du lecteur, dont l’idée de pervers sexuel à laquelle ce mot est souvent associé. Or, la racine du mot fisq en arabe a un sens bien distinct de ces connotations, qui s’enracine dans la vision de l’homme que nous venons d’évoquer : fisq désigne originellement la sortie du noyau de l’intérieur de la datte fraîche. Par extension, il fait référence à toute personne qui se déprend du vêtement de l’obéissance à Dieu et quitte la voie de son propre perfectionnement. Tout comme en sortant de la date, le noyau s’éloigne de son enveloppe sucrée et de ce qui fait sa valeur, de par leurs actes, les fâsiq gâchent et jettent loin d’eux ce qui fait la valeur de leur être.
Certains mots arabes non traduits sont loin d’échapper à ce problème : retranscris tels quels en français, ils sont associés à tout un faisceau de concepts et d’idées propres au contexte culturel d’un pays ou à l’idéologie du moment, qui les étouffent et empêchent de saisir leur signification originale « dans le texte ». Le mot sharia en est un exemple typique : à peine lu ou prononcé, des images de religieux barbus sévères, de femmes voilées maltraitées, de châtiments corporels, d’absence de liberté sous toutes ses formes… ont tendance à venir à l’esprit. Or, en arabe, sharia vient du verbe shara‘a dont l’étymologie signifie le fait d’avoir accès à l’eau, à une source. Dans la langue commune, sharî’a désigne un chemin conduisant à une rivière – shâri’ ayant ensuite pris le sens général de « rue » en arabe. Par extension et employé dans un contexte religieux, sharia désigne également la route éclairée qui mène à la source symbolisant la foi et la vie. Elle est donc, pour celui qui l’emprunte, le chemin sûr et exempt de danger vers la félicité. L’eau étant un moyen de purification, la sharia désigne également la religion et ses préceptes spirituels dans le but de purifier à la fois le corps et l’esprit du croyant, et de le préparer ainsi à sa rencontre avec Dieu. Chemin, eau, vie, sécurité… nous sommes donc bien loin des connotations évoquées plus haut. Pour le Coran et pour le musulman, la sharia, et donc les règles édictées par Dieu, ne sont pas une violence insupportable faite à la liberté individuelle, mais un moyen d’avancer et de se réaliser spirituellement.
Comprendre la signification originale des mots implique donc aussi de prendre en compte la vision du monde et de le l’homme proposée par le Coran, et de ne pas l’évaluer à l’aune des critères de l’humanisme, de l’individualisme et du libéralisme. Juger ce qui dépasse l’horizon de ce monde à l’aune de pensées qui ne dépassent pas le cadre du monde matériel n’aboutit qu’à manquer totalement son objet et à le réduire à ce qu’il n’est pas.
Ce problème de réduction se retrouve également au niveau de la signification de certains mots arabes transposés tels quels dans des langues étrangères. Ainsi, l’usage usuel du terme jihâd le confine exclusivement à signifier un combat extérieur. Or, la dimension la plus importante dujihâd, dont la racine j-h-d exprime l’idée de déployer un effort, est le combat du croyant contre ses propres passions intérieures, sa colère, sa jalousie, son avarice… Si cette autre dimension – la plus importante – du jihâd a été évoquée par le prophète Mohammad, elle est également présente dans le Coran : « Et luttez (jâhidou) pour Dieu avec tout l’effort qu’Il mérite. […]. Accomplissez donc la prière (salât), acquittez-vous de l’aumône (zakât) et attachez-vous fortement à Dieu. » (Al-Hajj (Le pèlerinage) ; 22:78) La « lutte » et le « combat » évoqués ici ne sont pas la guerre mais l’effort dans la religion, dans l’adoration, contre sa propre avarice en donnant une partie de ses biens en aumône, etc. Un autre exemple est celui du terme même d’islâm que l’on réduit souvent à un mot signifiant une simple « soumission », elle-même associée avec les idées négatives de passivité, de contrainte, etc. Or, islâm est un dérivé de la racine s-l-m qui contient les idées de paix, de sauvegarde et de protection. Le mot implique donc l’idée d’une démarche active et responsable de « remise confiante de soi à Dieu » [17], ou encore d’ « adhésion consciente et active à la paix (salâm) de Dieu » [18] ;– bien loin de l’idée de soumission écrasante et passive qu’on lui attribue souvent.
Par conséquent, outre le problème de la projection de représentations issue de la « valeur » distincte d’un mot lorsqu’il est traduit dans une autre langue, la traduction conduit également àeffacer les sens multiples et connotations associées cette fois au mot originel arabe et à sa racine. Les exemples sont très nombreux, mais nous nous contenterons d’en évoquer deux autres.Al-Rahmân et al-Rahîm désignent deux attributs de Dieu abondamment cités dans le Coran exprimant l’idée, chacun avec une nuance particulière, que Dieu est miséricordieux. Ces termes sont dérivés de la racine r-h-m d’où est également issu le mot rahim désignant la matrice, le lieu où l’enfant se développe dans le ventre de sa mère et où se crée entre eux un lien profond. [19] Formé à partir de la racine r-h-m, le mot arabe miséricordieux comprend donc l’idée d’un lien de création et d’amour similaire à celui qui unit un père à ses enfants, de protection bienveillante et maternelle, etc. Cette richesse de significations associées disparaît totalement dans une traduction, et appauvrit l’image de Dieu sous-entendue par ces termes et leurs racines. Le mot même d’Allah désignant Dieu est la contraction de al-ilâh qui signifie « le Dieu », « la Divinité », c’est-à-dire la seule et unique qui existe. Le mot même de Allah sous-entend l’unicité divine, idée que l’on ne retrouve pas dans le mot « Dieu ». Cependant, si l’on emploie ce terme tel quel dans une autre langue, il risque d’être compris par certains comme désignant exclusivement le « dieu des musulmans » et de mener à un contresens plus grave.
La première étape d’une réflexion sur le Coran doit donc s’accompagner d’humilité et d’un effort de compréhension des mots dans le cadre de la vision du monde au sein de laquelle ils prennent tout leur sens. Pour ce faire, point n’est forcément besoin d’étudier la langue arabe et ses racines dans leur détail, mais de mettre de côté ses préjugés pour tenter de saisir l’esprit du message du Coran.
Comprendre et interpréter le Coran par le Coran
Si le fait de couper les mots de la vision d’ensemble dans lequel ils s’inscrivent empêche de saisir leur sens, la même logique s’applique également aux versets : le Coran n’est pas une énumération de versets sans rapport les uns avec les autres, mais un tout harmonieux. Chaque verset peut et doit donc être compris et éclairé par les autres.
De nombreuses méthodes de compréhension et de commentaire du Coran ont été proposées au cours des siècles, dont le point commun était de l’évaluer à partir d’éléments et de théories extérieures : théories scientifiques, philosophiques, linguistiques, mais aussi paroles supposément attribuées au prophète Mohammad, aux Imâms… Néanmoins, ces méthodes comportent le biais d’évaluer le Coran à partir de ce qui lui est étranger. En établissant des critères d’évaluation de façon libre, elles sont donc susceptibles de le « réduire » à une dimension qui n’est pas la sienne et de lui faire dire à peu près ce qu’elles veulent. Ainsi, un sociologue étudiant le Coran et la religion en général aura tendance à le réduire à un simple phénomène social et manquera totalement la spécificité de son objet.
La méthode d’interprétation du Coran par le Coran, qui a été recommandée par le Prophète et les douze Imâms [20] eux-mêmes, et selon laquelle chaque verset et passage permet de venir éclairer et confirmer le sens des autres, a l’avantage de mettre en relief le regard du Coran sur lui-même, et non selon le point de vue d’une école ou théorie particulière. Cette méthode permet également de laisser le moins de place possible à la subjectivité qui a libre cours lorsqu’elle réfléchit sur un verset de façon isolée, ou aux interprétations idéologisées basées sur des lectures sélectives.
En outre, le Coran se définit lui-même comme un « éclaircissement de toute chose » (Al-Nahl (Les abeilles) ; 16:89). Si un livre peut éclairer toute chose, il peut donc logiquement s’expliquer lui-même et fournir les principes de sa propre compréhension. Sur cette base, chaque verset coranique existe en rapport avec celui qui le précède et celui qui le suit, et aussi en rapport avec l’ensemble des autres versets. [21] Trouver et essayer de comprendre ces liens est un aspect central de toute réflexion au sujet du Coran.
Un exemple d’interprétation du Coran par le Coran [22]
Le Coran présente Dieu comme « le Créateur de toute chose » (Al-Zumar (Les groupes) ; 39:42). Selon un autre verset, « Il a bien fait tout ce qu’Il a créé » (Al-Sajda (La prosternation) ; 32:7). En croisant ce verset avec le précédent, nous en déduisons que la création va de pair avec la beauté. Néanmoins, d’autres versets du Coran évoquent l’existence du mal et du laid. Sur la base des versets précédents, nous comprenons que le mal n’est pas créé et que son existence n’est que relative. A titre d’exemple, le serpent est nuisible par rapport à l’homme, mais non de façon absolue. De même, certains actes laids sont issus de l’homme comme être libre, et non le résultat d’une création divine. Sur cette base, le Coran invite à considérer l’ensemble de la création comme belle et harmonieuse en soi, et enveloppée de bonté : « Ma miséricorde embrasse toute chose. » (7:156). Il vise à faire sortir l’homme de l’étroitesse de ses considérations et à lui donner une vision plus profonde du monde dont chaque aspect et une manifestation de la beauté divine créatrice : « Dieu ! Il n’y a de dieu que Lui ! Les noms les plus beaux lui appartiennent.« (Tâ-Hâ ; 20:8) ; « Il n’y a rien dont les réserves ne soient pas auprès de Nous ; Nous ne les faisons descendre que d’après une mesure déterminée.« (Al-Hijr ; 15:21). Lorsqu’il prend conscience que tout ce qui existe est une manifestation de la Beauté divine, l’homme contemple le monde avec un autre regard, sa foi augmente ainsi que son Amour pour la Source de cette beauté : « Les croyants sont les plus zélés dans l’amour de Dieu » [23](Al-Baqara (La vache) ; 2:160). En dressant un tableau de la création basé sur l’omniprésence de la Bonté et Miséricorde divine, le Coran vise à donner un autre regard et à produire un bouleversement intérieur rappelant l’homme à la réalité profonde de ce monde et de son propre être.
Ne pas restreindre le Coran à son sens littéral : la dimension exotérique et ésotérique du Coran
Si le Coran doit se comprendre par le Coran, cette « compréhension » comporte elle-même différents degrés ; le message du Coran ne doit donc pas être réduit à son sens apparent. Cette idée y est exprimée par le terme de ta’wîl, qui s’oppose à tanzîl. Ta’wîl est issue de la racine awwala, évoquant l’idée de reconduire une chose à son origine (awwal signifie premier), tandis que tanzîl exprime l’idée de descente, de révélation d’une chose. Le ta’wîl désigne donc la signification originelle, spirituelle et ésotérique d’un verset par opposition au tanzîl, son sens littéral et évident. Nous le retrouvons dans plusieurs versets, dont celui-ci : « Ils ont traité de mensonge ce qu’ils ne comprennent pas et ce dont le ta’wîl ne leur est pas parvenu. » (Yunûs (Jonas) ; 10:39). Ta’wîl et tanzîl ne sont cependant pas deux réalités opposées, mais constitue un tout qui se complète : Ta’wîl ne signifie pas contraire aux apparences, mais plutôt un approfondissement de l’apparent. [24] Comprendre le sens profond d’un verset n’aboutit donc pas à mettre de côté le sens apparent. Ce fait s’ancre dans une réalité ontologique selon laquelle le Coran lui-même a son origine et son archétype original dans la « Mère du Livre » (umm al-kitâb), dont le Livre que nous lisons n’est que la manifestation au niveau de l’existence terrestre : « Nous en avons fait un Coran arabe afin que vous raisonniez. Il est auprès de Nous, dans l’écriture-Mère (l’original du ciel), sublime et rempli de sagesse. » (Al-Zukhruf (L’ornement) ; 43:3-4).
De l’exotérique à l’ésotérique d’un verset
Le sens apparent du « Adorez Dieu, ne lui associez rien ! » (Al-Nisâ’ (Les femmes) ; 4:36) est qu’il ne faut pas donner d’associé à Dieu en adorant les idoles, comme l’évoque cet autre verset : « Evitez la souillure des idoles » (Al-Hajj (Le pèlerinage) ; 22:30). En réfléchissant au sens profond de l’adoration, nous comprenons qu’ « adorer » n’est pas seulement un acte extérieur consistant, par exemple, à se prosterner devant une statue, mais avant tout un état intérieur conduisant à se soumettre à l’objet ou la personne adorée, et à lui obéir. En opérant un retour sur soi, nous réalisons que si nous ne sommes pas en apparence polythéistes, nous passons en revanche notre temps à nous soumettre à nos envies, nos désirs… qui deviennent autant d’ « idoles intérieures » nous éloignant de Dieu : « N’as-tu pas vu celui qui prend sa passion pour une divinité ? » (Al-Jâthiya (L’agenouillée) ; 45:23). En revenant sur le premier verset, nous passons d’un sens apparent – l’interdiction d’adorer un autre dieu que Dieu -, à un sens plus profond qui implique de n’obéir et de ne prêter attention qu’à Dieu, et à ne plus se soumettre à ses mille penchants et désirs. Ce verset comprend donc tout un programme de vie spirituelle, consistant à ne pas se laisser distraire par ce qui est passager et à s’efforcer de concentrer toute son attention sur son Créateur – cette adoration et ce rappel de Dieu étant lui-même au service du croyant, en lui permettant de réaliser son essence profonde : « Le rappel profite aux croyants. » (Al-Zâriyât (Qui éparpillent) ; 51:55) ; « Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propres personnes. » (Al-Hashr (L’exode) ; 59:19), car l’âme de l’homme est issue de l’esprit de Dieu qui est « plus près de lui que sa veine jugulaire » (Qâf ; 50:16). Oublier Dieu implique donc automatiquement d’oublier ce qui constitue la vérité profonde de son être. Nous comprenons donc ici le sens profond et le pourquoi de l’adoration. Dans cet exemple, nous voyons que le sens caché du verset ne vient en aucun cas remettre en cause sa signification apparente : ne pas penser à un autre que Dieu n’invalide pas le fait qu’il ne faille pas se prosterner devant des statuettes de pierre ; il constitue juste un niveau plus profond de monothéisme, réalité qui se manifeste selon différents degrés, de l’apparent au plus caché.
Ce genre de raisonnement, allant d’un sens apparent à un sens de plus en plus profond débouchant sur l’unicité divine et l’expression d’un lien étroit unissant l’homme à Dieu, peut être appliqué à l’ensemble du Coran.
Une question pourrait maintenant se poser : pourquoi le Coran s’exprime-t-il de façon à la fois exotérique et ésotérique ? Un début de réponse repose sur le fait que la base de la vie humaine est matérielle. Cette matière est non seulement la réalité la plus évidente perçue par l’homme, mais lui permet également de (sur)vivre. En conséquence, la matière constitue le socle à partir duquel il créé des mots et concepts. Lorsqu’il veut se représenter des idées immatérielles comme l’amitié, le courage, etc., il a donc tendance à s’appuyer sur des concepts matériels : l’amitié est comparée à une attraction magnétique ou à des « atomes crochus », la passion à une fusion, la sérénité à une mer calme, etc.
S’adressant à tous, la révélation coranique prend en compte la diversité des intellects humains : certains peuvent difficilement s’élever au-delà de la représentation des choses matérielles, alors que d’autres ont de hautes capacités d’abstraction. Le Coran s’exprime de telle façon qu’il pourra véritablement « parler » à chacun : « Il fait descendre une eau du ciel. Elle coule dans les vallées à la mesure de leur capacité. » (Al-Ra’d (Le tonnerre) ; 13:18). Il repose sur une force d’expression extraordinaire capable d’énoncer les vérités spirituelles les plus hautes au travers d’un langage simple issu du monde sensible, et dont la signification pourra être approfondie par degrés. Le spirituel est donc ici dans le cœur du sensible, comme le fruit à l’intérieur d’une écorce. [25]
Même les versets en apparence les plus simples contiennent également différents niveaux de signification. Le sens apparent du verset « Que l’homme considère donc sa nourriture » (’Abasa (Il s’est renfrogné) ; 80:24) concerne la nourriture du corps : l’homme se doit de faire attention à ce qu’il mange – pour préserver sa santé et, d’un point de vue religieux, en ne consommant pas ce qui est illicite. Mais l’homme, qui est le sujet du verset, n’est pas qu’un corps : il a également un esprit. Et tout comme la bonne croissance du corps dépend d’une nourriture saine, il en va de même pour l’âme. Selon un autre niveau de signification, chaque être humain doit également accorder de l’importance à la façon dont il nourrit sa pensée : certaines idées la rendent fécondes et la font grandir, tandis que d’autres peuvent agir comme de véritables poisons et la rendre malade. Le Coran incite donc l’homme à penser tout autant à la nourriture de son corps qu’à celle de son esprit : à ne pas regarder n’importe quoi, choisir des lectures qui développent sa capacité de réflexion et l’élèvent spirituellement, etc. Nous voyons encore ici que le second ne vient pas remettre en cause et invalider le sens apparent. Lire le Coran implique donc de garder à l’esprit l’existence de cette pluralité verticale de sens, et la possibilité constante d’y découvrir de nouvelles significations.
Les versets clairs et les versets ambigus du Coran
Les versets du Coran ont été « confirmés, puis expliqués de la part d’un Sage parfaitement informé » (Hûd ; 11:1). Ils sont donc fermement établis et inaltérables. Cependant, « on y trouve des versets clairs (muhkâmât) – la Mère du Livre – et d’autres ambigus (mutashâbihât) » (Al-e ’Imrân (La famille de ’Imrân) ; 3:7). Du point de vue de leur signification, l’ensemble des versets ne doit donc pas être mis sur le même plan : certains ont un contenu susceptible de se voir attribuer différentes significations, et pouvant donc prêter à une certaine confusion. Néanmoins, sur la base de l’interprétation du Coran par le Coran, la signification des versets ambigus peut être éclaircie à l’aide des versets exempts de toute équivoque. [26] Par exemple, des versets comme « Quand ton Seigneur viendra » (Al-Fajr (L’aube) ; 89:22) ou « Le Miséricordieux se tient sur le Trône » (Tâ-Hâ ; 20:5) peuvent prêter à une certaine confusion : ils semblent évoquer que Dieu serait un être matériel situé dans l’espace. L’ambigüité est levée lorsque l’on rapporte ces versets à un verset qui en est totalement exempt : « Rien n’est semblable à Lui » (Al-Shûrâ (La consultation) ; 42:11). Sur cette base, nous comprenons que Dieu ne doit pas être envisagé selon un schéma anthropomorphique, et qu’il ne fait pas restreindre le sens de « venir » et « se tenir » à une signification purement matérielle. [27] La suite du verset au sujet de l’existence des versets clairs et ambigus prévient : « Ceux dont les cœurs penchent vers l’erreur s’attachent à ce qui est ambigu, car ils recherchent la discorde et ils sont avides d’interprétations. » (Al-e ’Imrân (La famille de ’Imrân) ; 3:7). Il est donc nécessaire de ne pas se focaliser sur un verset pris séparément et de confronter les versets les uns aux autres pour en comprendre la signification profonde – car ce sont ces lectures partielles et superficielles qui pourront donner naissance aux pires clichés et à des Ben Laden…
Les « contradictions » du Coran
Le lecteur est donc constamment inviter à méditer sur le Coran, et à ne pas s’arrêter trop vite sur des versets qui sont en apparence contradictoires. Le but du Coran est d’expliciter certains sujets très complexes comme celui de la nature de Dieu et de ses attributs, la relation entre Dieu et les hommes, la liberté des hommes face à la toute puissance de Dieu… Tout lecteur doit donc garder à l’esprit la subtilité de ce texte et se donner du temps pour y réfléchir : « Ne méditent-ils donc pas sur le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient certes maintes contradictions ! » (Al-Nisâ’ (Les femmes) ; 4:82). Ce verset établit un lien clair entre l’idée d’absence de contradiction et de méditation.
Il n’est pas rare d’entendre des « spécialistes » du Coran en relever les « contradictions ». Cependant, il est fort probable que lorsque ces mêmes chercheurs commentent Kant ou Wittgenstein et y trouvent des « contradictions », ils s’empressent d’affirmer qu’elles ne sont qu’apparentes, que ces paroles ont un rapport dialectique, se situent à des degrés différents… tout en ajoutant qu’il ne faut pas lire ces ouvrages de façon superficielle, qu’ils ont un sens profond, etc. Pourquoi s’empresser de faire une lecture superficielle partant du présupposé que tout n’a qu’un seul niveau d’interprétation, et crier à la contradiction lorsqu’il s’agit du Coran ?
Un Dieu à la fois transcendant et proche, une « contradiction » du Coran ?
De nombreux versets affirment à la fois la ressemblance de Dieu avec Ses créatures (Dieu voit, entend, Il est généreux, miséricordieux… autant d’attributs pouvant être conférés aux hommes),« C’est Lui l’Audient, le Clairvoyant. » (Al-Ghâfir (Le pardonneur) ; 40:56) ; tout en insistant ailleurs sur Sa transcendance absolue le situant au-delà de toute ressemblance avec Sa créature :« Rien n’est semblable à Lui » (Al-Shûrâ (La consultation) ; 42:11) ; « Les regards ne peuvent L’atteindre. » (Al-An’âm (Les bestiaux) ; 6:103).
En réalité, cette complexité touche à l’essence même de Dieu qui englobe tout ce qui est :« C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché » (Al-Hadid (Le fer) ; 57:3) [28]. Ce verset, qui place des adjectifs contradictoires les uns à côté des autres, est en soi une invitation à la méditation. Si l’on veut accuser le Coran d’être chargé de contradictions, alors ce verset en est le meilleur exemple : l’apparent et le caché sont deux contradictoires, comment Dieu pourrait-Il être les deux à la fois ?
En réalité, deux aspects de Dieu doivent être distingués : Son essence, qui est indescriptible et au-delà de toute atteinte, et Son aspect manifesté, qui est accessible et auquel chaque créature « ressemble » selon un degré particulier. Selon cet aspect, tout comme il n’est pas possible qu’un enfant n’ait aucune ressemblance avec ses parents, il est également impossible que Ses créatures soient totalement différentes et n’aient aucun rapport avec Lui. Le Coran qualifie lui-même toute créature de « signe » (aya) et l’envisage comme une manifestation des divers attributs et perfections de son Créateur.
Si Dieu demeurait indescriptible et ne ressemblait à rien de ce que l’homme connaît, l’adoration de Dieu par l’homme ne pourrait avoir de base concrète. En même temps, un Dieu qui n’est qu’une créature parmi les autres et à les mêmes défauts n’est pas digne d’être adorée et ne peut être Dieu. En Le présentant à la fois comme Premier et Dernier, Apparent et Caché, le Coran souligne qu’il ne faut pas imaginer Dieu comme étant une réalité n’ayant qu’un aspect unique. Il concentre donc ces deux aspects, sans qu’il y ait la moindre contradiction. [29] Le Coran vise ainsi à donner à l’homme une vision la plus parfaite possible de Dieu et à le préserver de toute représentation superficielle. Nous avons donc ici une expression très profonde du tawhîd, du dogme de l’unicité divine au fondement de l’islam.
La structure du Coran
Après avoir essentiellement abordé des questions de fond, nous abordons un dernier point sur la forme du Coran : il est fort possible qu’en le lisant, le lecteur ressente une impression de désordre et d’incohérence : les sourates n’ont pas de lien apparent entre elles tandis qu’au sein d’une même sourate, une histoire commence, pour être coupée puis reprise plus tard, des versets sont répétés… Là encore, il importe de ne pas évaluer la structure du Coran par rapport au « modèle » de la Bible par exemple, dont les différentes parties racontent une histoire de façon linéaire, ou encore sur celui des structures de pensée cartésiennes fondées sur une introduction, un développement et une conclusion ordonnés. Il n’existe pas qu’une seule forme et façon de s’exprimer… Lire le Coran implique de prendre conscience de sa logique formelle propre fondée sur une « rhétorique sémitique » elle-même basée sur une symétrie de structure conférant à l’ensemble textuel cohérence et subtilité, selon une composition complexe. [30] Le principe du Coran n’est donc pas la linéarité des thèmes, mais plutôt leur éclatement au sein des différentes sourates, qu’il faut s’efforcer de lier et de recroiser selon la méthode de l’interprétation du Coran par le Coran. Ainsi, « il ne faut pas s’étonner de le trouver comme « éclaté » : le Coran n’est pas un « cours d’humanité en dix leçons », mais une « pluie d’étoiles » tombant du ciel comme autant d’éclats de lumière à recevoir, à méditer, à comprendre et à mettre en œuvre. » [31] Les répétitions du Coran répondent aussi à un principe pédagogique particulier : celui d’enseigner et d’enraciner certains principes clés. Or, tout apprentissage efficace passe par la répétition – surtout lorsqu’il s’agit d’inculquer non pas des principes théoriques, mais de construire de véritables êtres humains. La structure du Coran s’explique donc également de par son but didactique, qui est d’éduquer et de former chaque homme.
En résumé, « le Coran forme un tout et ce n’est qu’en le prenant ainsi, en le lisant et en le répétant, en l’entendant et en le méditant, que chaque partie, peu à peu, résonne à l’unisson des autres, s’éclairant mutuellement, se soutenant, se complétant, se répondant l’une à l’autre pour finalement constituer cet édifice inébranlable et harmonieux destiné à conduire l’homme, en tant qu’individu et comme société, vers son accomplissement. » [32]
Notes
[1] Ce verset fait référence aux exemples et paraboles cités dans le Coran.
[2] Toute chose à un « mode d’emploi » que l’on se doit de lire afin de l’utiliser comme il se doit pour en retirer les bénéfices escomptés. Si nous lisons avec attention le mode d’emploi de notre ordinateur avant de l’utiliser, ou de notre micro-ondes avant de l’allumer, pourquoi nous précipiterions-nous donc sur un Livre se présentant comme sacré, en prétendant que nous pouvons le comprendre sans introduction et « mode d’emploi » ? A la différence qu’ici, le mode d’emploi n’est pas séparé mais est contenu dans le livre lui-même.
[3] Parmi des dizaines d’autres versets allant dans ce sens, voir également la sourate Mohammad ; 47:24 et la sourate Al-Mû’minûn (Les croyants) ; 23:68.
[4] Le présupposé ici étant que la personne ouvrant le Coran, croyante ou non, musulmane ou non musulmane, ait le désir de comprendre le Livre tel qu’il se présente lui-même.
[5] Dès le début du Coran, il est évoqué que ce Livre s’adresse aux « pieux », dont l’une des caractéristiques est de croire non seulement en cette révélation, mais également à reconnaître l’authenticité de ce qui a été révélé auparavant (2:4).
[6] Ce même verset est répété à trois autres reprises dans la même sourate, aux versets 22, et 40.
[7] Il ne s’agit bien évidemment pas ici d’une image physique, mais plutôt des attributs divins présents à l’état de potentialité en l’homme.
[8] Cet aspect, qui concerne le statut de l’homme dans le Coran, sera l’objet d’un prochain article.
[9] Al-Hujurât (Les appartements) ; 49:2.
[10] Voir le début de la sourate Luqmân (31e sourate du Corna).
[11] Voir la sourate Al-Kahf (La caverne) ; 18:60-82.
[12] Bonaud, Christian, « Y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? », partie 1/2
[13] Comme nous le verrons, les problématiques développées ici peuvent également concerner les arabophones qui ne sont pas forcément conscient du sens des racines des mots formant leur langue – inversement, combien de Français sont conscient de la signification des racines qui composent les mots qu’ils utilisent quotidiennement, et de leur sens premier ?
[14] A ce sujet, voir l’article de Djamileh Zia dans ce même numéro.
[15] Notre étude se base ici sur l’exemple d’une traduction en français, mais la même logique peut être appliquée à une traduction dans n’importe quelle autre langue ; seules les représentations que chaque terme évoque étant susceptibles de connaître d’importantes variations d’une culture à l’autre.
[16] La création de l’homme s’est ainsi réalisée sur la base de terre et d’un esprit insufflé en lui, esprit issu directement de Dieu : « Dès que Je l’aurai harmonieusement formé et lui aurait insufflé Mon souffle de vie (min rûhi)… » (Al-Hijr ; 15:29) voir également 38:72. Cet esprit marque une « présence divine » en chaque personne, présence qu’elle doit s’efforcer de renforcer et d’actualiser sous diverses formes durant sa vie terrestre.
[17] Selon la traduction proposée par Mohammad Talbi, Penseur libre en islam, Albin Michel, 2002, p. 158.
[18] Selon la traduction proposée par Eric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil, 2009, p. 22.
[19] De même, l’expression de silât al-rahim désigne également les liens de parenté, la consanguinité.
[20] Durant l’histoire de l’islam, de nombreux commentateurs ont soutenu que le Coran ne pouvait se comprendre seul mais seulement en s’appuyant sur les explications données par le prophète Mohammad et sa famille : or, le Prophète et les Imâms ont eux-mêmes affirmé que la validité de leurs explications dépendait du Coran. Ils invitaient ainsi les croyants confrontés à des traditions prétendant expliquer le Coran à confronter ces traditions avec le Coran et à les rejeter si elles n’étaient pas en accord avec lui. Ceci prouve que le Coran à une signification intrinsèque et indépendante de toute « base » extérieure, car la validité de cette base elle-même est évaluée par le Coran. L’interprétation du Coran par le Coran est également la méthode suivie par ’Allâmeh Tabâtabâ’i dans son commentaire du Coran intitulé Al-Mizân.
[21] Nous pourrions dire stricto sensu que le fait même de recourir à des citations du Coran est épistémologiquement inadéquat : dans l’idéal, c’est la révélation dans son ensemble qui doit être sollicitée pour étayer un argument, ou présenter la vision du Coran sur une question particulière.
[22] Cet exemple est issu de l’ouvrage Al-Qu’rân fi al-Islâm de Tabâtabâ’i, que nous reprenons ici avec de légères modifications.
[23] La foi s’accompagne donc de connaissance et d’amour, et permet à son tour de recevoir une « lumière » approfondissant le regard : « Dieu est le maître des croyants, Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière. » (Al-Baqara (La vache) ; 2:258) ; « ش vous qui croyez ! Craignez Dieu et croyez à Son Prophète, afin qu’Il […] vous assigne une lumière pour vous guider. » (Al-Hadid (Le fer) ; 57:28).
[24] Le terme de ta’wîl est également utilisé pour désigner l’esprit et le sens profond d’une action. Il ne qualifie donc pas seulement les mots, mais également les actes : « Donnez une juste mesure quand vous mesurez ; pensez avec la balance la plus exacte. C’est un bien, et le ta’wîl en est excellent. »(Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:35). Ce terme est aussi utilisé pour décrire le sens profond des actes de Khidr (voir la sourate Al-Kahf (La caverne) ; versets 60-82). Le ta’wîl d’une chose désigne donc sa réalité profonde d’où elle tire son origine.
[25] Cette profondeur de sens a aussi un fondement ontologique : le Coran tel que nous le lisons a un archétype « dans le ciel » qui contient l’ensemble de ses significations : « Oui, nous en avons fait un Coran arabe. Il existe auprès de Nous, sublime et sage, dans la mère du Livre » (Al-Zukhruf (L’ornement) ; 43:2-3). Il est ensuite saisi selon les capacités de chacun lors de sa « descente » (tanzîl) :« Il fait descendre une eau du ciel. Elle coule dans les vallées à la mesure de leur capacité. » (Al-Ra’d (Le tonnerre) ; 13:18).
[26] Certaines écoles, en ponctuant ce verset d’une certaine façon, ont soutenu que seul Dieu connaît le sens des versets équivoques : « C’est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre : il s’y trouve des versets sans équivoque, qui sont la base du Livre, et d’autres versets qui peuvent prêter à d’interprétations diverses. Les gens, donc, qui ont au cœur une inclinaison vers l’égarement, mettent l’accent sur les versets à équivoque, cherchant la dissension en essayant de leur trouver une interprétation, alors que nul n’en connaît l’interprétation, à part Dieu. Et ceux qui sont bien enracinés dans la science disent : « Nous y croyons : tout est de la part de notre Seigneur ! » (Al-e ’Imrân (La famille de ’Imrân) ; 3:7) Néanmoins, le fait même que le Coran se définit lui-même comme une lumière, un guide et l’explication de toute chose vient récuser une telle lecture. De même, le Coran ayant été révélé pour guider l’homme, pourquoi révéler des versets dont le sens ne pourrait pas être compris ? Une autre lecture, sur la base d’une autre ponctuation en parfait accord avec la grammaire des versets, doit donc être faite : « …que nul n’en connaît l’interprétation, à part Dieu et ceux qui sont bien enracinés dans la science, qui disent : « Nous y croyons : tout est de la part de notre Seigneur ! » (Al-e ’Imrân (La famille de ’Imrân) ; 3:7).
[27] A ce sujet, voir dans ce même numéro l’article sur le commentaire du Verset de la lumière (ayat al-nûr) de ’Allâmeh Tehrâni.
[28] Ce verset, qui place des adjectifs contradictoires les uns à côtés des autres, invalide les accusations de certains commentateurs affirmant que certains versets éloignés les uns des autres se contredisent et considérant cela comme étant la preuve que le Coran n’est pas une révélation divine mais a été écrit par Mohammad qui, par manque d’attention, se serait contredit lui-même sans s’en rendre compte à différents endroits. Ces adjectifs opposés évoqués les uns à côté des autres montrent bien qu’il y a une logique derrière cela, et qu’il ne faut pas conclure précipitamment à la présence de contradictions.
[29] Cela peut être rapproché de notre propre connaissance des êtres humains – de nos proches ou de nos amis par exemple : il est possible de connaître quelqu’un par ses actes, ses paroles et à travers ce qu’il montre et révèle de lui-même parce que c’est un être humain et qu’il nous ressemble, mais en même temps, l’être profond de chacun nous échappe. Il y aura toujours une part d’inconnu même chez la personne qui nous est la plus proche. Ces deux aspects ne sont pas contradictoires. On peut ainsi dire que nous « connaissons » notre meilleur ami mais aussi que nous ne le « connaissons pas », car il pourra toujours nous surprendre et il y aura toujours une part de lui qui nous restera cachée. Personne ne peut même dire qu’il se connaît parfaitement lui-même !
[30] Voir le travail de Michel Cuypers à ce sujet, notamment Le Festin. Une lecture de la sourate Al-Mâ’ida, Paris : Lethielleux, 2007, 453 p.
[31] Bonaud, Christian, « Y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? », partie 1/2
[32] Bonaud, Christian, « Y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? », partie 1/2
Amélie Neuve-Eglise